"Classer, dominer. Qui sont les autres ? " Christine Delphy.
Merci à Marilia Vazc ( marilia.vazc@gmail.com ) pour la correction ! Publié le 01/11/2019

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En voilà une excellente question. Qui sont les autres ? Et s'il y a des autres, c'est qu'il y a un nous, qui est-ce ? Derrière ces abstractions qui fleurent bon la philosophie de comptoir se cachent de réelles questions, et surtout de réels enjeux, y compris celui de la domination. Le mot fait peur, mais le phénomène structure nos sociétés, et Christine Delphy a de nombreuses clefs pour nous permettre de mieux comprendre ses mécanismes, grâce a son livre « Classer,Dominer, qui sont les autres ?».
The story of a Delphy
Il
me semble important avant d'aller plus loin de m'arrêter sur
l'autrice de ce livre. Je le fais trop peu, alors même que j'ai
parlé de livres de personnalités très respectées, influentes et
admirables (Schnapper et Mauss notamment). Mais au-delà de vouloir
compenser quelque chose que je ne fais pas suffisamment, s'il faut
parler de Christine Delphy c'est parce que c'est une militante
cohérente avec ses écrits théoriques, et qui a eu une vie bien
remplie. En effet, en plus d'être une sociologue reconnue offrant
des outils utiles à l'analyse de mécanismes de domination, Delphy
est une grande militante. Elle a participé en 1968 à la
construction du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), a fait
partie d'autres groupes militants (Gouines rouges, FMA), elle a fondé
la revue Nouvelles Questions Féministe, a lutté pour l'avortement,
et défendu les femmes voilées notamment. L'une de ses actions qui
m'a le plus marquée a été lorsqu'elle et huit autres militantes
(parmi lesquelles Monique Wittig) sont allées fleurir la tombe du
soldat inconnu avec une gerbe de fleurs en l'honneur de sa femme.
L'action, symboliquement très forte, a causé à Delphy et ses
comparses une forte répression policière. Cependant, Christine
Delphy a aussi quelques prises de position qui lui valent de
nombreuses critiques, y compris au sein de mouvements féministes
parmi les plus radicaux, notamment son opposition totale au travail
du sexe, et surtout ses positions sur la question de la
transidentité. En effet, c'est une TERF (trans exclusionary radical
feminist) qui ne soutient guère les mouvements LGBTQ+ et est plutôt
critiquée par ces derniers. Quoi qu'il en soit, Christine Delphy est
une intellectuelle très influente et importante, et l'objet de cet
article sera de retranscrire les outils théoriques qu'elle fournit
pour mieux comprendre notre société et les rapports de forces qui
s'y jouent.
Christine Delphy VS L'universalisme
L'un
des principaux cheval de batailles de Christine Delphy dans ce
recueil, est son combat contre l'universalisme. Une position qui peut
surprendre, l'universalisme semble être quelque chose de positif,
qui promeut l'égalité entre tou.te.s. Sauf qu'en réalité, cet
universalisme tend, non pas à créer une égalité entre les
individus, mais à exacerber et justifier des inégalités entre des
groupes sociaux (hommes et femmes, Blancs et non Blancs etc.). Il y a
deux mécanismes qui se jouent derrière cela. Le premier, c'est le
fait que, ce qui est universel est masculin, blanc, hétérosexuel.
On est, lorsque l'on ne correspond pas à ce profil, un "autre",
quelqu'un avec une particularité. L'exemple qui illustre le mieux
cela sont les réactions suscitées par la mise en place, en milieu
militant, de réunions non mixtes (entre personnes racisé.e.s par
exemple). Lorsqu'elles s'organisent, les Blancs se sentent privés
d'un droit fondamental, d'un accès qui leur serait dû (alors même
qu'en général ils ne seraient jamais allés à ces réunions, ni
même se seraient intéressés à ces dernières si elles ne leur
avaient pas été fermées). Mais surtout, les Blancs sont nommés,
et ça, ça perturbe, ça choque, c'est inhabituel. Pourtant, on
parle bien des Arabes (ou "rebeus"), des Noirs ( ou
"blacks"), mais on ne parle pas des Blancs. On ne les nomme
pas. Un autre exemple de ce mécanisme a lieu avec l'orientation
sexuelle. Lorsque vous parlez d'un tiers, vous préciserez si ce
tiers est homosexuel, mais pas s'il est hétérosexuel. Ainsi donc,
ce qui est "normal", ce qui semble universel, c'est ce qui
est masculin, blanc, hétéro. On me rétorquera sans doute que c'est
parce que c'est ce qui est majoritaire, ce à quoi je répondrais
deux choses: premièrement, si l'universel correspond à ce qui est
majoritaire, alors il n'est plus universel par définition, puisqu'il
ne touche plus à tout le monde, mais seulement au groupe dominant.
Deuxièmement, les femmes sont à peu près aussi nombreuses que les
hommes, pourtant elles sont minorisées, parce que être une
minorité, ce n'est pas contrairement à ce que le mot semble
indiquer, être peu nombreux (minoritaires) mais être dominé.
Combien existe-t-il de réunions intrinsèquement non mixtes qui ne
posent pas de problème ? Que ce soit les réunions du CaC 40 ou les
camps pour jeunes Chrétiens, sans Chrétiennes, on ne questionne pas
ces lieux où les femmes n'ont pas leur place. Mais quand les hommes
sont évincés, alors là il y a un problème, parce qu'il y a
atteinte à un privilège, celui de représenter l'universel. Le
second mécanisme qui permet à l'universalisme de masquer les
dominations, c'est le fait de prendre en compte non pas les groupes
sociaux, mais les individus. La manifestation la plus typique de
cela, sont les gens qui disent "Non mais moi, je vois pas les
couleurs" (déclinable avec le genre ou l'orientation sexuelle).
Alors certes, on peut se dire que nous sommes tous pareils, mais dans
les faits, la société nous divise, et l'expérience, le vécu et la
facilité à vivre dans le monde social sont très influencés par le
fait d'être blanc ou non. Le fait d'être blanc est un avantage sur
le marché du travail ou le rapport que l'on entretient aux forces de
l'ordre, tout comme le fait d'être un homme permet de circuler en
sécurité la nuit sans être inquiet du fait d'être suivi, ou
l'hétérosexualité permet de ne pas se cacher et assumer sa vie
amoureuse. Certes, on peut s'aveugler et voir la société comme un
ensemble d'individus disparates et indépendants les uns des autres,
mais en réalité elle est composée de groupes sociaux qui ont des
expériences très diverses du monde social.
On tente
régulièrement de trouver des solutions au problème des inégalités
qui ne sont pas totalement masquées (en même temps il suffit
d'aller à l'Assemblée Nationale ou dans toute autre réunion de
pouvoir pour s'en rendre compte). Concernant l'accès à certains
postes, il arrive que soit mis en avant la nécessité d'avoir des
hommes et des femmes car les deux seraient complémentaires: il faut
se méfier de ce genre de raisonnement qui pourtant peut paraître
féministe
au premier abord. En effet, ce qui est sous-entendu dans ces
raisonnements, c'est qu'hommes et femmes sont différents pour des
raisons essentialistes: c'est dans leur nature. Pourtant, les
différences entre hommes et femmes sont non seulement sociales pour
l'essentiel, mais en plus s'inscrivent dans un rapport de domination
et d'exploitation.
En plus de proposer des solutions qui ne
fonctionnent pas, l'universalisme a trouvé un ennemi très efficace
pour faire peur, un homme de paille qu'il manie régulièrement: le
communautarisme. En effet, il ne faut pas que les femmes, les
personnes racisé.e.s ou d'autres groupes dominés se réunisse et
s'organise: il y a un risque de communautarisme. C'est un argument
qui est typique des polémiques telles que celles autour des réunions
non mixtes. Pourtant, si on s'en tient à la définition stricte,
qu'est-ce-que le communautarisme ? C'est le fait que des groupes se
constituent en communautés ? Or, les communautés sont des groupes
avec des lois, et une culture propre, et qui donc par définition ne
veulent pas s'intégrer ni même côtoyer la société. Dans les
exemples qui nous intéressent ici, on est face à des groupes dont
le principal objectif est l'acquisition de droits nouveaux, des
droits qui leur permettraient au contraire de mieux faire corps avec
cette société. Ainsi donc l'argument du communautarisme est
fallacieux et s'attaque à un ennemi qui n'existe pas.
Les mécanismes de la domination, ou quand le dominant prétend sauver le.a dominé.e
Les
groupes sociaux sont liés les uns aux autres, par des relations de
domination. Le cas le plus flagrant reste le rapport homme-femme:
Christine Delphy a dans des travaux précédents mis en avant que,
tout comme l'ouvrier est exploité par son patron, la femme est
exploitée par son mari et effectue ses tâches domestiques en
échange de ce que Delphy appelle l'entretient, c'est-à-dire, non
pas un salaire, mais le nécessaire pour vivre (variant selon la
position sociale du mari: épouser un cadre assure de fait un
meilleur niveau de vie que d'épouser un ouvrier, ce qui fait que la
position sociale de la femme est attribuée de façon injuste). Alors
oui, les gens en couple et mariés s'aiment pour la plupart, tout
comme il est possible d'aimer son entreprise et son patron (bien que
ce soit moins important et fréquent dans ce second cas). Mais
l'amour n'efface pas l'exploitation, et la répartition très inégale
des tâches domestiques montre d'ailleurs que les femmes, alors même
qu'elles sont aujourd'hui sur le marché du travail, sont encore et
toujours les exploitées. D'ailleurs, il est intéressant de noter
que la chute du nombre d'heures de travail domestique des femmes est
liée avant tout à la création d'outils éléctro-ménagers
modernes (aspirateurs et lave-vaisselles) bien plus qu'à la
participation des hommes aux tâches ménagères.
Cependant,
les hommes ne revendiquent pas tous de vivre dans une société
patriarcale où ils exploitent les femmes, non seulement parce que
les statuts de dominant ou de dominé peuvent être perçus et
critiqués (même s'ils ne partent jamais vraiment), mais aussi parce
que la domination s'inscrit dans une fausse entraide. En effet, en
prétendant vouloir aider, les dominants exercent souvent leur
domination (c'est ce qui explique aussi les critiques de
l'universalisme que fait Delphy). De même, on demande souvent aux
gays de faire preuve de discrétion, expliquant qu'il n'y a pas
besoin de s'afficher. C'est d'ailleurs ainsi que Pierre Palmade
faisait dans une émission On
n'est pas couché (diffusé
le 04/04/2019) part de la distinction qu'il faisait entre les "homos"
qui cachent leur vie amoureuse et sexuelle et les "gays"
qui s'affichent et "font des films gays". Ce genre de
propos rentre dans une logique qui consiste à accepter en apparence
les homosexuels tout en leur demandant de cacher leur homosexualité.
Ainsi, les homosexuels sont privés du droit le plus élémentaire
d'exprimer leur amour, d'en parler et de le vivre publiquement, sous
prétexte que "D'accord ils sont gays, mais ils vont pas nous le
dire tout le temps!". Est-ce qu'on s'imagine dire à un couple
d'hétéros qui se tiennent la main et s'embrassent "Ouais c'est
bon on a compris vous êtes hétéros!" ? Ou faire une
distinction entre celles et ceux qui vivent leur hétérosexualité
en public et celles et ceux qui sont pudiques ? Non, parce que
l'hétérosexualité est la norme, donc elle ne fait jamais objet
d'une quelconque forme de contrôle social.
D'une manière
générale, avoir des exigences qui sont spécifiques aux opprimés
est une idée qui revient souvent chez Delphy et que l'on peut
observer dans des choses très récentes (ne serait-ce que dans les
demandes de Blanquer de surveiller les enfants qui ne tiennent pas la
main des petites filles à l'école, sous prétexte que ce serait un
signe de radicalisation: on se doute que ce n'est pas Pierre Dupont
qu'il s'agit de surveiller mais bien les enfants racisés). C'est
pourquoi l'autrice définit la "race" comme une "caste":
c'est-à-dire un groupe social dont on hérite à la naissance (à la
difference de la classe dont on peut s'extirper). Ainsi vient le
vocabulaire des "immigrés de seconde génération" (nées
en France et donc pas immigrés du tout dans les faits) qui portent
le statut d'immigrés de leurs parents. On demande à ces mêmes
enfants de s'intégrer et de faire comme s'ils étaient des Français
comme les autres, mais cela est mission impossible: leurs expériences
sont différentes de celles de leurs pairs. Ils expérimentent le
racisme, vivent avec plusieurs cultures et ne perdent généralement
pas les racines de leurs pays d'origine: leur demander d'être
intégrés parfaitement est de peine perdue. D'ailleurs, souvent les
discours d'intégrations sous-entendent qu'il y aurait un vécu
commun à tous les Français, une façon de vivre en France et d'être
Français. Ce discours fait fi de toutes les différences qui
existent entre les différentes strates de la société: un Français
ouvrier n'a pas le même vécu et le même rapport à la nation qu'un
cadre Français, ni les mêmes habitudes, ni la même culture.
Ainsi, les dominants prétendent souvent défendre les opprimés
alors même qu'ils aggravent leur oppression. Le cas d'école de cela
au cours des dernières années a été la question du voile. En
effet, la femme voilée serait une femme soumise à son homme et qui
ne pouvant rien dire ou faire (une caricature qui empêche justement
qu'elle soit entendue). Or, les ressorts de la domination sont plus
complexes que juste un homme qui force une femme à faire ce qu'il
veut. Les dominants et dominés sont socialisés comme tels, trouvent
normal d'agir comme ils le font, et lorsqu'iels ne le font pas,
subissent un fort contrôle social (surtout chez les dominé.e.s). On
intègre notre place dans le monde social et elle va de soi (d'où
les discours pseudo-biologiques sur les différences entre hommes et
femmes qui essentialisent des choses qui sont en réalité le fruit
d'une éducation). Ainsi, les femmes voilées font ce qu'elles font
parce qu'elles sont élevées à le faire, tout comme les femmes qui
ne le sont pas le font aussi. Les talons hauts et la minijupe peuvent
être des instruments de domination à deux niveaux: ils forcent les
femmes à tenir leurs corps d'une certaine façon (notamment à
croiser les jambes) pour bien être portés, et assujettissent les
femmes au désir masculin. Qui se prétend sauveur des femmes à
talons hauts et minijupe ? Personne. Parce que ces femmes sont
blanches et se soumettent aux règles de notre patriarcat: on ne les
embête donc pas. Ce qui se joue chez les femmes voilées et sur les
débats qui les entourent n'est absolument pas une libération des
femmes (à qui on va interdire moultes libertés, jusqu'à la
baignade), mais un rejet et une volonté de cacher l'Islam et les
pratiques qui ne sont pas celles des Blancs, mais sont en majorité
le fait de racisé.e.s.
Quelques éléments de géopolitique
Au
milieu de toutes ces analyses sur le monde social, Delphy nous fait
part de quelques réflexions sur la géopolitique, qui semblent au
premier abord sortir de son propos, mais qui en réalité y font écho
et y répondent fort bien. Par exemple, elle évoque le traitement
médiatique du terrorisme: on fait en sorte d'avoir peur du
terrorisme. Mais le terrorisme n'est pas un absolu, n'est pas réservé
à un groupe, et les actions militaires des uns sont les actions
terroristes des autres. Mais créer une image abstraite et violente
du terroriste permet de le diaboliser, d'en faire un fou furieux qui
vient nous tuer. En réalité les terroristes ont des raisons de
faire ce qu'ils font, et ces raisons sont politiques. Le discours de
Delphy n'est pas de dire qu'ils ont raison de le faire, mais qu'il
faut questionner la façon dont nous recevons et analysons leurs
actions, aussi violentes soit-elles: elles s'inscrivent dans des
relations géopolitiques de guerre et de lutte qu'il ne faut pas
oublier.
Mais la caricature pour justifier des actions guerrières
est une pratique récurente quand il s'agit de relations
diplomatiques, et les États-Unis l'ont bien compris avec leur
traitement des femmes Afghanes. En effet, pour justifier leur guerre,
les USA ont pris comme prétexte de vouloir les sauver. L'ont-ils
vraiment fait ? Non. Pire encore, ils n'ont pas pris leur avis en
compte, et les ont "sauvées" en les tuant, elles et leurs
proches, au cours d'une guerre violente et meurtrière. Non pas,
parce que les USA sont incompétents, mais simplement, parce que les
raisons de la guerre étaient plus complexes et profondes. Mais les
raisons politiques et économiques de la guerre ne font pas bonne
figure, ainsi, il est plus facile de se dire qu'on fait la guerre
pour des femmes que pour de l'argent. Le traitement médiatique des
enjeux géopolitiques fait l'objet de simplifications qui viennent
souvent justifier les décisions gouvernementales. Évidemment, il ne
s'agit pas ici de décrire une théorie du complot, mais de dévoiler
des mécanismes de production idéologique d'une classe dominante sur
l'espace publique afin de justifier ses exactions.