"Les bobos n'existent pas" Ouvrage collectif

 Merci à Marilia Vazc ( marilia.vazc@gmail.com ) pour la correction ! Publié le 25/09/2019

Source : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/architecture-batiments-buildings-chaussee-548084/

Ils sont dans les villes, dans les campagnes, sur les réseaux sociaux, ils sont une nouvelle classe, après les bourges et les prolos, pas loin des beaufs quoi que plus classe: les bobos. Le terme a gagné en popularité ces dernières années et semble avoir pris une place importante aussi bien dans la sphère médiatique, que dans le langage courant, pour désigner ces privilégiés qui mangent du quinoa à Paris avec leur pull sur les épaules. Mais cette expression a-t-elle une quelconque pertinence sociologique ? L'ouvrage collectif «Les Bobos n'existent pas» peut nous permettre de répondre à cette question.

(Les auteur.rice.s du livre sont: Jean-Yves AUTHIER, Anaïs COLLET, Colin GIRAUD, Jean RIVIERE, Sylvie TISSOT) 

The Bobo's origins: genèse et utilisation du terme

Avant d'analyser plus en détails le terme bobo, il est important de revenir sur la genèse de cette terminologie. Car cette dernière n'a rien de scientifique, elle est l'oeuvre d'un journaliste, David Brooks, qui l'utilise pour la première fois dans son livre Bobo in paradise. Cette «enquête» part du postulat suivant: les élites américaines, qui jadis se divisaient en une bourgeoisie classique et traditionnelle d'un côté, et une bourgeoisie plus bohème de l'autre, auraient fusionné donnant les «bourgeois bohèmes», que l'on peut raccourcir en «bobo». Pour analyser cette nouvelle élite, Brooks va essentiellement se baser sur les modes de vie et de consommation de ces bobos, mettant en avant leurs nombreuses contradictions liées à un statut privilégié et des idées progressistes qu'il semble difficile de faire cohabiter. Par exemple, ils se disent écolos, mais ont un 4x4 et consomment des produits qui viennent de l'étranger. C'est sur ce genre d'observations que se base le gros du livre de David Brooks. Peu de rigueur et de méthodologie donc, mais Bobo in paradise aura un grand succès, non sans lien avec le contexte de sa rédaction.
Brooks est un journaliste conservateur et il publie son livre peu de temps après la révolution conservatrice qui a vu le libéralisme économique et le conservatisme devenir très influents dans les pays Anglo-Saxons notamment. Dans les années 80, Ronald Reagan est élu président aux USA et Margaret Thatcher Première ministre en Grande-bretagne. Dans ce contexte, afin de se faire connaître, Brooks va écrire son livre qui est à charge contre les liberals (équivalent des progressistes dans le contexte français), qui ont des idées plutôt de gauche dirions-nous en France, et qui par conséquent votent pour le parti démocrate. Ainsi, l'auteur dresse un portrait bobo, l'auteur fait une critique à ses adversaires politiques et crée une caricature qui décrédibilise leurs propos. Le livre va donc être utilisé par les conservateurs pour cogner à peu de frais les liberals Américains.
Lorsqu'il arrive en France, le terme est utilisé de façon plutôt légère et avec une pointe d'autodérision (le fameux «Moi aussi je fais partie du lot» que chantait Renaud). Mais peu à peu, le terme va retrouver ses racines avant tout politiques.  

Le bobo est un animal politique

A partir des élections présidentielles de 2012, le terme va peu à peu prendre une consistance plus sérieuse dans l'espace médiatique et politique. Christophe Guilluy se sert de cette expression dans ses ouvrages, de façon peu rigoureuse (le terme ne l'étant pas lui-même) et sans la définir, pour parler de la gentrification. Dans la sphère politique, le bobo va être utilisé afin de décrédibiliser des adversaires et récupérer l'électorat populaire. Nombreux sont les partis politiques à utiliser le terme et à fustiger les bobos: le Front de Gauche (devenu France Insoumise) et L'UMP (devenu les républicains) s'en servent pour décrédibiliser les bourgeois de centre gauche (associés au PS) et de gagner le vote populaire, bien que ces deux partis tentent en même temps de séduire ces bourgeois et de récupérer leurs votes. Mais c'est surtout le FN qui y trouvera son compte, en se servant de l'opposition entre les "bobos" et le "vrai peuple" pour faire passer son discours anti-immigration (les bobos y étant favorables, mais ils n'iraient pas jusqu'à les accueillir chez eux ces hypocrites!).

Ainsi le mot est fait sur mesure pour la rhétorique du Front National. En effet, le bobo est souvent désigné par deux caractéristiques principales: il est plutôt riche et cultivé, c'est un privilégié qui vit dans les grandes villes et en même temps il est de gauche, progressiste, même si on lui reproche souvent une forme d'hypocrisie en mettant en avant un style de vie qui ne serait pas en totale adéquation avec ses idées. Cette représentation permet de séduire l'électorat populaire en s'inscrivant en opposition à cette caricature: le peuple n'aime pas les bobos, or ce sont ces mêmes bobos qui défendent des idées progressistes. On prétend ainsi se mettre du coté du peuple, contre les élites et leur prétendue volonté de multiculturalisme et d'ouverture (et hop, le discours anti-immigration du FN vient de trouver un terreau parfait pour se développer). En associant les idées progressistes ou un candidat (qui peut être aussi bien Macron que Mélenchon selon ce qui arrange sur le moment) on décrédibilise des idées en les reliant à un personnage jugé hypocrite et incohérent: le bobo. Il faut cependant nuancer: toute personne qui parle de bobo ou qualifie un groupe social en tant que tel n'est pas un fasciste. Le mythe du bobo est dans toutes les têtes et c'est un personnage de l'imaginaire collectif.

Les bobos, d'immondes gentrifieurs?

La gentrification, c'est-à-dire l'arrivée de populations plus riches que les populations plutôt populaires déjà présentes, ces dernières souhaitant retrouver une ambiance propre à ces quartiers populaires, est un phénomène complexe qui intéresse les sociologues et géographes depuis longtemps. Mais la barrière entre la sphère médiatique, le champ politique, l'opinion publique et le monde universitaire fait que malheureusement, les travaux les plus fins et les plus détaillés sont souvent tus. Ainsi, les représentations de ce processus sont simples voire simplistes, et les grilles de lecture pour la comprendre souvent incorrectes. La gentrification est donc très peu évoquée dans le débat public, mais on reproche cependant souvent au bobo de s'installer dans des quartiers où vivent des gens plus pauvre qu'eux, afin de payer un loyer moins cher, de se rapprocher du peuple, et de pouvoir trouver une ambiance particulière au quartier populaire. Ils risquent d'apporter avec eux une hausse du niveau de vie qui se répercute sur les catégories de populations les plus fragiles. Ce reproche n'est pas totalement infondé, car il arrive souvent que la gentrification se fasse à l'encontre des populations les plus pauvres. Mais ce n'est pas toujours le cas, il y a parfois des résistances, l'espace urbain étant souvent un enjeu politique important. D'ailleurs dans la grande bourgeoisie, comme l'ont souvent mis en avant Monique Pinçont-Charlot et Michel Pinçont, la privatisation de l'urbain et de l'espace, mais aussi la visibilité des rares personnes qui ne sont pas bourgeoises dans les quartiers qui le sont, sont des enjeux de luttes politiques forts. Et surtout, reprocher à la population qui arrive dans ces quartiers de s'y installer, c'est oublier la dimension politique de cette arrivée et donc la responsabilité des institutions politiques qui pousse à ce genre de phénomènes. En effet, voyant le filon se développer, les propriétaires peuvent augmenter les loyers, de nouveaux commerces plus chers peuvent ouvrir et les mairies peuvent parfois proposer de nouveaux aménagements et activités pour ces nouveaux arrivants. Ainsi, le phénomène est structurel et n'est pas que le fait des bobos. De nombreux acteurs, mairie en tête, peuvent favoriser, engendrer ou au contraire résister à la gentrification, faire porter les changements sociaux et urbains d'un quartier à un groupe social est alors un raccourci très maladroit, d'autant plus quand ce groupe social est aussi flou que l'est le bobo. Il est important de le rappeler que la gentrification est un processus politique qui peut être ralenti par une volonté et une organisation politique qui l'empêche d'avoir lieu. La ville et le monde urbain ne sont pas le résultat du hasard ou de mouvements de groupes sociaux, ils sont avant tout le résultat d'une lutte politique.  

Les bobos face aux enquêtes empiriques

Pour tirer les choses au claire, plusieurs sociologues ont décidé de mener des enquêtes empiriques sur l'usage du terme «bobo» afin de savoir qui ils sont et s'il s'agit réellement de gentrifieurs. Les enquêtes montrent deux choses: les usages du terme sont très divers et l'arrivée de nouvelles populations riches n'entraine pas de réactions homogènes chez les populations qui subissent la gentrification.
La première enquête présentée dans l'ouvrage Les Bobos n'existent pas, a eu lieu dans les années 2000, elle a été faite dans deux quartiers en plein processus de gentrification. Mais en s'installant, il arrive que les nouveaux arrivants, les gentrifieurs, causent une hausse du niveau de vie qui chasse les populations qui étaient déjà là. Les deux quartiers étudiés furent le bas Montreuil, un quartier en train de se gentrifier, et les Batignolles, un quartier déjà bien gentrifié. Dans chaque quartier, la définition et l'usage de «bobo» changent du tout au tout. En effet, aux Batignolles, on retiendra le premier bo de bobo, puisque c'est avant tout la richesse et l'aspect bourgeois qui sert à définir le bobo. À l'inverse, dans le bas Montreuil, on retiendra davantage le terme bohème de bobo, puisque ces derniers sont davantage des artistes (souvent précaires et donc éloignés du «bourgeois» de «bourgeois bohème»). Ainsi, deux groupes sociaux très différents sont nommés de la même façon à deux endroits différents car les situations de ces deux espaces sont différentes. D'ailleurs, les rapports à ce terme des populations susceptibles d'être nommées ainsi sont là aussi différents: aux Batignolles, on assume facilement d'être un bobo, tandis que dans le bas Montreuil il y a un rejet plus prononcé de l'expression. Dans le premier cas, ce terme sert à marquer une mobilité sociale ascendante pour celles et ceux qui, issus de milieux populaires, utilisent le terme pour marquer leur réussite. Dans le second cas, des gens issus de la bourgeoisie, pour se distancier de leur milieu privilégié d'origine, utilisent le mot bobo pour se définir, pensant paraître moins bourgeois de par le côté bohème du bobo. Lorsque le terme n'est pas employé pour se qualifier soi-même, mais pour parler d'autrui, il est souvent un moyen de qualifier un groupe différent de celui qui parle: les personnes les plus âgées appellent les jeunes bobos, les gens qui habitent le quartier depuis longtemps utilisent ce terme pour qualifier les nouveaux arrivants, les plus pauvres nomment ainsi les plus riches. 
Mathieu Giroud a quand à lui fait une enquête à Grenoble, dans le quartier de Berriat-Saint-Bruno, où il va s'intéresser aux populations «déjà là», c'est-à-dire présentes dans le quartier avant la gentrification et qui la subissent, pour voir comment elles le vivent. Il tente alors de délimiter cette catégorie floue, en lui donnant deux caractéristiques: ce sont des gens qui vivent dans le quartier depuis longtemps et à qui les nouvelles politiques urbaines ne s'adressent pas. Il constate qu'en réalité ces populations déjà là ne perçoivent pas réellement les «bobos» pour une raison simple: ils ne côtoient pas les gentrifieurs. Comme l'a montré Pierre Bourdieu dans son ouvrage La Distinction, nos pratiques, nos activités et nos loisirs sont le fait de notre classe sociale, ainsi les populations déjà là et les gentrifieurs ne pratiquent pas les mêmes activités et donc ne se croisent pas au quotidien. Les gentrifieurs ne sont donc pas visibles aux yeux des habitants de longue date, car les deux n'ont pas le même usage de leur quartier, pas les mêmes pratiques culturelles et par conséquent ne vont pas se rencontrer. Cependant, les habitants déjà là perçoivent un embourgeoisement du quartier, qu'ils vivent de façon très différente selon leur situation économique et immobilière: les plus précaires, qui se sentent dans une forme d'insécurité vis-à-vis de leur logement, ne voient pas d'un bon œil l'arrivée de ces nouveaux habitants, qui selon eux risquent de faire augmenter le prix du loyer et ainsi de les pousser à déménager. Les habitants plus installés, qui sont propriétaires et sûrs de pouvoir rester voient quant à eux deux avantages à la venue d'une population plus aisée: le sentiment d'une ascension sociale, puisqu'ils habiteront un quartier huppé sans même avoir à déménager, et la potentielle amélioration de la vie au sein du quartier, en rénovant les vieux bâtiments et en améliorant les installations existantes, ainsi qu'en en créant de nouvelles.

Ainsi, les Bobos n'existent pas

Ce que mettent en avant ces deux enquêtes c'est tout d'abord que l'expression «bourgeois bohème» est floue, qu'il s'agit d'un fourre-tout dans lequel on range souvent ses adversaires politiques. L'endroit où l'on est, qui on est et pourquoi on utilise le terme (un contexte politique ou pour parler de son quartier) influe fortement sur qui on définit comme bobo. Mais si les bobos existent, sont présents partout et que chacun.e d'entre nous pense en connaître un.e, c'est justement parce que cette catégorie est vague. Les bobos n'existent pas tout simplement parce qu'ils sont indéfinissables. Ce que chacun.e met derrière «bobo» existe, oui il y a des gens privilégiés qui s'installent dans les quartiers populaires, oui les gens vivants en ville de centre gauche n'ont pas des pratiques toujours en accord avec leurs principes, oui il y a des intermittents du spectacle dans le bas Montreuil. Mais ces personnes ne se ressemblent pas, et il n'est pas pertinent de les mettre dans le même sac, car elles sont très différentes, et qu'il est important de ne pas simplifier le réel et le monde social pour l'analyser correctement.
Comme l'a dit la sociologue Sylvie Tissot dans l'interview (Que vous pouvez retrouver en cliquant ici) qu'elle a donnée à Konbini pour parler Les Bobos n'existent pas, ce mot désigne des réalités très hétérogènes et diverses, qu'il n'est pas judicieux de réunir en un seul groupe social. Les bobos peuvent être des cadres comme des gens de la classe moyenne, des gens de centre droit comme des gens très à gauche, des gens riches et aisés comme des intermittents du spectacle qui peine à sortir de la précarité... Le bobo on ne l'aime pas, il vit en ville et il ne vote pas pour le même parti que celui qui le désigne sur le moment. Mais au-delà de ça, rien ne définit clairement qui il est. Quand on parle de classes populaires par exemple, on peut délimiter ce groupe par les revenus ou les professions des individus qui en font partie afin de dire avec précision de qui on parle, mais dans le cas des bobos, on ne peut pas. C'est d'ailleurs pour cela qu'il n'y a pas d'enquête sociologique qui s'intéresse directement à eux: comme il est impossible de définir avec précision de qui il s'agit, il devient impossible d'enquêter sur eux. On ne peut donc que faire des entretiens sur le ressenti des gens et sur ce qu'ils définissent comme bobo, mais pas sur les bobos mêmes, alors qu'on peut tout à fait faire une enquête sur les ouvriers ou la haute bourgeoisie parisienne.
Ce concept est en fait un exemple parfait de sens commun, (ou de prénotion au sens d'Émile Durkheim, père adoré de la sociologie française). Toutes et tous, nous avons une idée de ce qu'est la société, de comment elle fonctionne, des mécanismes qui la régissent, de pourquoi les gens agissent comme ils le font: c'est le sens commun. Mais ces idées ne se basent pas sur des faits réels ou des enquêtes empiriques et scientifiques, elles sont fondées sur des représentations, des biais ou des discours portés par les médias. L'un des rôles premiers de la sociologie est de tenter d'aller à l'encontre de ces représentations et du sens commun en s'armant de l'empirisme et de la rigueur méthodologique pour décrire avec finesse le réel. Ainsi, quand il nous semble logique que les notes des étudiants et des enfants soient proportionnelles au travail qu'ils et elles fournissent, la sociologie met en lumière depuis plusieurs décennies que l'origine sociale est un facteur important dans la réussite ou de l'échec scolaire des enfants et adolescents. Il en va de même pour les bobos: on a ici un cas typique de sens commun, d'un discours sur la société qui ne se base pas sur une quelconque enquête rigoureuse, mais sur une perception biaisée d'un groupe social.

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