Les Français détestent-ils l’impôt ?

Merci à Marilia V Pour la correction ! Publié le 15/02/2020

C'est une question qui revient souvent dans le débat public, dans les discussions politiques, et en manifestation: l'impôt. C'est d'ailleurs un impôt qui est à l'origine du mouvement des Gilets Jaunes. On parle de "matraquage fiscal", on nous dit que la France est "championne du monde" dans la fiscalité. Qu'en est-il réellement, et surtout, qu'est-ce que les gens en pensent réellement ? Ce sont des questions auxquelles cet article essaiera de répondre, en se basant sur les travaux d'Alexis Spire, et de son ouvrage Résistances à l'impôt, attachement à l'État.

L'impôt dans le débat public 

Avant de s'avancer sur ce que pensent les contribuables de la fiscalité française, il est bon de se pencher sur ce que nous en dit le débat public, et j'entends par là, ce que les médias les plus influents disent sur l'impôt. Une chose qui revient souvent dans les travaux de sociologie, notamment lorsqu'il s'agit de sujets très politiques comme celui-ci, c'est qu'il y a un écart très fort entre ce qui se dit dans le débat public et la réalité du monde social. C'est vrai pour la dette (Lemoine Benjamin L'ordre de la dette), pour l'immigration (Laurens Sylvain Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l'immigration en France.) et pour l'impôt. En effet, si l'on prend trois des impôts les plus présents en France (la CSG, la TVA et l'impôt sur le revenu), l'impôt sur le revenu est celui qui revient le plus dans le débat public, alors qu'on parle très peu de la CSG. Quant à la TVA, son importance fluctue, souvent peu abordée dans les médias traditionnels, elle est au centre de l'attention quand elle est réformée. Pourtant, si on additionne ces trois impôts dans un "pot commun" et qu'on regarde ce pot, il serait composé à 46% de la TVA, à 31% de la CSG et à 23% de l'impôt sur le revenu (2015). Il y a donc une importante distance du débat public avec le réel concernant les questions fiscales, comme sur beaucoup d'autres. L'impôt sur le revenu n'est pas celui qui rapporte le plus à l'État, mais c'est un impôt progressif: son importance croît en même temps que les revenus du contribuable. 

Cet écart entre ce qui se dit dans le débat public et ce qui se passe dans la réalité a plusieurs facteurs, on pourrait par exemple faire une sociologie des gens qui produisent le débat public, et souligner qu'au vu de leurs hauts revenus, ils ont plus intérêt à fustiger des impôts proportionnels (CSG ou TVA) que progressifs (impôt sur le revenu). Une autre cause possible est celle de l'histoire de l'impôt. En effet, en général, la fiscalité ne s'est pas imposée d'un seul coup, mais progressivement. Par exemple, entre 1950 et 1976, on est passé de 10% des ménages payant les impôts sur le revenu à 63%. Le fait, par exemple, de ne pas adapter les règles d'imposition à l'inflation a pour conséquence de faire payer des impôts à de plus en plus de ménages au fil du temps. Cette mise en place très progressive de l'impôt permet d'éviter des résistances ou des oppositions fortes. Il suffit de voir ce que la taxe sur le carburant a engendré pour s'en rendre compte.

Les Français et l'impôt 

Si l'on s'intéresse plus précisément au rapport que les Français entretiennent avec l'impôt, il faut d'abord soulever un point important: "les Français", ça ne veut rien dire. Un pays avec 60 millions d'habitants abrite forcément des réalités très différentes les unes des autres et il serait absurde de vouloir les homogénéiser pour pouvoir tirer une "opinion publique" stable et qui fasse accord. Ainsi, il est nécessaire de subdiviser les Français en groupes sociaux qui, en fonction de leur place dans l'espace social, ne pensent pas la même chose de la question fiscale, et mettre en avant le rapport qu'entretient chaque groupe avec sa feuille d'imposition.
Dans les classes populaires, le rapport à l'impôt est difficile. La complexité du système fiscal, couplée au fait que, dans ces milieux, on est moins à l'aise avec l'écrit et les démarches administratives (ne serait-ce que parce que le niveau d'études est plus bas, ou qu'au quotidien, un ouvrier écrira moins qu'un prof), rendent le tout très difficile. On fait alors le plus souvent appel au guichet pour pouvoir régler ses litiges, litiges qui ne trouvent pas souvent satisfaction. D'ailleurs, la baisse des moyens mis dans les services publics et notamment les services de guichets, a fait beaucoup plus de mal à ces couches de la population qu'aux autres. Ce qui renforce aussi un sentiment d'injustice: il y a un fort sentiment de payer beaucoup "pour rien", puisqu'on voit les prélèvements faits sur la paie, mais pas les services publics qu'ils sont censés financer. Ce ressenti est bien évidemment accentué par une forte tendance à considérer le travail comme une valeur importante (chose que Dominique Schnapper soulignait et qui expliquait en partie que les ouvriers vivent particulièrement mal leur chômage) et par là la volonté de ne pas être un "assisté": les classes populaires se vivent souvent comme des honnêtes gens et se distancient de celles et ceux qui vivent du chômage ou d'aides sociales. Ainsi, le sentiment d'injustice est accentué par cette impression de ne pas être récompensé par son travail. Tous ces ressentiments débouchent sur un discours qui oppose le "eux" (les riches qui ne paient pas leurs impôts) au "nous" (celles et ceux à qui l'on prend tout). Au sein des classes populaires, il est intéressant de souligner que les immigrés sont généralement des contribuables très consciencieux: leur situation fait qu'ils ont souvent peur d'être en contentieux avec l'État, et font tout pour n'avoir aucun problème.
Face à l'institution fiscale, la classe moyenne possède deux avantages: elle est socialement proche des gens qui travaillent dans les guichets et a une bonne maîtrise de l'écrit. Ce double avantage lui permet de mieux se débrouiller en cas de litige et donc de trouver plus facilement satisfaction. Cependant, les classes moyennes montrent tout de même une certaine méfiance face à l'impôt, voire rejettent celui-ci. Ce phénomène est causé par l'impression d'être à la "mauvaise place": les riches fraudent et ne paient pas d'impôt tandis que les pauvres en sont exonérés car ils ne peuvent pas les payer. Résultat, les classes moyennes ont la sensation d'être prises entre deux feux et d'être la couche de la population qui paie le plus d'impôts.

Les classes supérieures quant à elles s' envisagent comme des contribuables lambdas. Malgré la forte hausse des revenus des foyers les plus riches depuis la fin des années 90, ils se sentent comme les autres. Cependant, leur relation à l'impôt est, de fait, bien plus apaisée: d'une part leur absence de problèmes économiques leur permet de ne pas avoir à s'en soucier. D'autre part leur statut et leur haut capital culturel leur permettent de bien mieux s'en sortir face aux institutions et lors des interactions au guichet. Et ce n'est d'ailleurs pas le seul privilège dont ils jouissent: en effet les revenus les plus hauts profitent de moultes exonérations pour diverses raisons (des dons par exemple) et se retrouvent à payer moins qu'ils ne devraient. Cela est lié à deux choses: une plus grande capacité à se retrouver dans un système fiscal complexe (grâce à des compétences spécifiques ou aux services de professionnels tels que des comptables ou des avocats fiscalistes) et un rapport plus souple au droit. En effet, plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus le rapport au droit devient léger - là où chez les plus pauvres le droit est quelque chose qui s'impose avec force et qu'il ne vaut mieux pas enfreindre. Dans les catégories les plus aisées, la norme est quelque chose avec laquelle on peut jouer et que l'on adapte à ses envies. Les classes supérieures ont donc une vision distante et positive de l'impôt, avec cependant quelques divergences: les plus riches préfèrent un impôt qui va dans le sens d'une efficacité économique, là où les plus diplômés lui préfèrent un impôt plus juste.

Enfin, on pourrait revenir longuement sur les spécificités des indépendants qui ont un ressenti particulier face à l'impôt, notamment parce qu'ils ont la sensation d'en payer trop. De plus la redistribution est assez peu en accord avec leurs valeurs de méritocratie, de travail, et l'idée de se "faire tout seul" (une des raisons pour lesquelles les indépendants n'utilisent pas toujours leurs droits sociaux).

Mais le rapport à l'impôt n'est pas que le fait de stratification sociale, c'est aussi une question de genre. Il est intéressant de noter par exemple que, en fonction de la position dans la société, ce n'est pas le même conjoint qui remplit la feuille d'imposition: dans les classes populaires où cette tâche est vue comme pénible et peu gratifiante, comme une corvée, ce sont les femmes qui le font. Dans les classes les plus aisées, où remplir sa déclaration d'impôts est un acte technique et signe d'une situation économique favorable, ce sont les hommes qui s'acquittent de cette tâche.

Un amour stratifié 

Il y a une constante que l'on observe si l'on prend un peu de recul sur ce qui a été dit: plus on monte dans l'échelle sociale, plus on a une vision positive de l'impôt (et des fonctionnaires en général), alors même que l'on ne paie pas forcément ses impôts. Le rapport politique à l'impôt est très différent du civisme fiscal: les classes aisées apprécient, certes, beaucoup le système fiscal, mais jouissent aussi de nombreuses exonérations et jouent plus facilement avec la loi.

Ainsi, l'appréciation ou non de l'impôt dépend de la place dans la société. Place plus complexe qu'un simple positionnement dans le triptyque classe populaire, moyenne et supérieure: au sein même de ces groupes il existe des divergences. En effet, ces trois classes regroupent des réalités sociales, certes proches mais malgré tout différentes (et sont des catégories créées par les sociologues pour percevoir au mieux le monde social, pas des faits sociaux en soi). D'autres facteurs jouent aussi comme la distance à l'État qui favorise l'appréciation de l'impôt (les fonctionnaires sont plus enclins à l'apprécier que les salariés du privé) ou encore la position géographique (toutes choses égales par ailleurs, l'impôt est plus populaire dans les zones urbanisées). Enfin, la famille et les proches jouent un rôle important: être marié à un.e fonctionnaire par exemple tend à améliorer la vision que l'on a du système fiscal.

Les réalités de la fraude fiscale 

Lorsque l'on parle de la fraude fiscale, deux images viennent en tête. La première, c'est celle des fraudes à grande échelle, de grandes entreprises ou de grandes fortunes qui vont dans les paradis fiscaux. La seconde, c'est la "fraude sociale", qui consiste à obtenir des aides sociales sans en avoir le droit, ou à en toucher plus que prévu. Bien que ces réalités existent, en particulier la première, elles ne rendent pas compte de la réalité des pratiques de fraudes fiscales.

En effet, la fraude a lieu à tous les niveaux, pas seulement chez les plus riches et les plus pauvres. De plus, toutes les fraudes trouvent des moyens de se justifier par les agents qui les pratiquent. Par exemple, chez les indépendants, on trouve des arrangements avec la loi, en faisant passer des frais personnels pour des frais de société, car les "charges sont trop lourdes". Chez les plus riches, on va plutôt jouer avec la législation, parfois à l'aide d'experts pour pouvoir prétendre toujours être dans les règles. Cela est d'autant plus vrai avec les capitaux fixes qui sont plus difficiles à contrôler, et permettent plus de fraudes.
Parmi les poncifs que l'on retrouve souvent dans le débat public et dans les conversations courantes, c'est le lien qui existerait entre le taux d'imposition et la fraude des grandes fortunes. L'idée est que, trop d'impôts pousseraient les plus riches à quitter la France pour des paradis fiscaux. En réalité, les individus ne sont pas des pots à fiscalité qui fuient lorsqu'ils débordent, et les pratiques fiscales ne sont pas dictées uniquement par un bête rapport coûts/intérêts. Comme dit plus tôt, les classes supérieures tendent à se considérer comme de bons contribuables au même titre que les autres, et ne rechignent pas, pour cette raison, à payer leurs impôts (d'autant plus qu'ils disposent d'un grand nombre de réductions). Ils jouent avec les règles, mais ne fuient pas à la première fiche d'imposition trop forte: ils s'arrangent, bidouillent, consultent des experts pour payer moins d'impôts. La réalité de la fraude et des pratiques des agents est bien plus complexe que de simples décisions rationnelles et calculées. Elles sont motivées par des enjeux très divers et des représentations que n'ont pas forcément les théoriciens de ces pratiques, ce qui peut aisément rendre les universitaires qui ne tâtent pas le terrain, aveugles face à ces phénomènes. 
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